Note d’intention
Comme toute pièce de théâtre, Le Jardin est né d'un concours de circonstances, mais s'il y a bien une date à laquelle cette pièce a été conçue, c'est sans doute le 22 septembre 1998.
Ce jour-là, Semira Adamu, demandeuse d'asile nigériane, a été étouffée, à l'aide d'un coussin, par deux policiers belges lors d'une tentative d’expulsion à l'aéroport de Bruxelles. Le hasard a voulu qu'en ce temps je fusse en train de jouer le rôle du héraut dans la tragédie Les Suppliantes d’Eschyle.
Cette pièce écrite au V siècle av. J.-C., raconte les tribulations d'un groupe de femmes qui cherche asile sur Argos, riche ville du Péloponnèse, pour fuir un mariage forcé.
Quelques 2.460 années plus tard, Semira Adamu mourait à l'âge de vingt ans dans un avion à Bruxelles ; elle avait fuit son pays pour échapper, elle aussi, à un mariage forcé avec un homme qui triplait son âge. Une pièce écrite il y a 25 siècles montrait, tout à coup, ses tripes, ses griffes, sa beauté et sa terrible actualité.
Il va sans dire que, tout comme une grande partie de la société belge, j’ai été profondément heurté par la mort de Semira Adamu. Ivre d’indignation et avec l’envie de riposter, j'ai commencé à prendre de notes pour tenter d'esquisser une structure dramaturgique qui pourrait inviter le spectateur à réfléchir à notre rapport, pas seulement aux demandeurs d'asile, mais aussi à ce qui se noie avec eux dans nos mers : nos principes. Qu'est-ce qu'on fait de nos principes ?
Il me fallait tout d'abord trouver un cadre dans lequel je pourrais présenter le thème de l'immigration sous un angle inattendu, car ce que je ne voulais absolument pas, c'est de m’emparer de la scène pour faire une exposition de bons sentiments, une sorte de messe pour dire ce qui est évident, ce que tout le monde sait tout en restant à la surface du thème. J'avais envie d'inviter le spectateur (et m'inviter moi-même d'ailleurs) à jeter un nouveau regard sur ceux qui arrivent sur nos côtes et spécialement sur les femmes demandeuses d’asile. Je savais que pour ce faire il fallait m'éloigner de la réalité pour mieux l'appréhender. Mais vers où me tourner ? Où trouver ce fondement sur lequel je pourrais bâtir une structure dramaturgique valable ?
J'étais en train de remplir mes cahiers de notes et de réflexions sans arriver à répondre à ces questions quand, le hasard (qui pour Le Jardin a su bien faire les choses) m'a offert la possibilité de mettre en scène la pièce Flöten und Töten. Dans cette création j'ai eu l'honneur de travailler avec Miriam Goldschmidt, comédienne qui, pour ceux qui ne la connaissent pas, a travaillé pendant de nombreuses années avec Peter Brook. Lors d'une pause dans une répétition, elle m'a raconté une anecdote qui lui est arrivée pendant un séjour en Grèce où elle s'était rendue pour répéter une pièce de théâtre avec monsieur Brook. En Grèce, Miriam logeait avec ses enfants dans une maison qui était entourée de ce qu'elle a décrit comme « le plus beau jardin jamais vu ».
Elle s'est très vite proposée pour s'occuper du jardin. Le gérant du lieu était en train de lui expliquer comment ouvrir les arrosoirs et à quelles heures le faire lorsqu'il a découvert une petite pousse d’herbe. Il l'a arraché en disant à Miriam qu'elle allait la trouver partout, « cette salope de mauvaise herbe », puis il l'a déposé au creux de sa main. « Il l'a laissé dans ma main, me disait-elle, au début je ne la voyais nulle part, mais mes yeux ont vite appris à la reconnaître à distance, je la voyais partout, j'ai mis mes enfants à contribution, je leur expliquais ce que le gérant m’avait dit à propos d'elle, que cette herbe mange l'énergie des autres plantes, qu'elle allait s'emparer du jardin, qu'elle était un danger... Et puis soudain je me suis dit : mais, qu'est-ce que je suis en train d'apprendre à mes enfants ? ».
L'anecdote prends tout son sens quand on sait que Miriam Goldsmidt était (elle nous a quitté en 2017) d’origine africaine, probablement nigérienne, et qu'elle a été adoptée en Autriche à l'âge de neuf ans par un couple juif qui avait perdu toute leur famille dans un camp de concentration.
Ce jardin était le cadre qu'il me fallait. Sur lui j'ai tracé un chemin dramaturgique où quelques comédiennes se retrouvent pour répéter l'une des plus anciennes pièces de théâtre du monde, Les Suppliantes d’Eschyle. Dans ce théâtre dans le théâtre j'ai voulu mettre l'accent sur la difficulté de s'entendre sur la façon dont ce groupe de femmes pourrait ou voudrait représenter aujourd’hui une œuvre somme toute très actuelle.
Ce lieu où elles ont décidé de répéter, une maison entourée d'un jardin paradisiaque, devrait leur offrir tout le calme et la beauté propices à éveiller leur sensibilité pour les aider à se glisser dans la peau de leurs personnages. Mais comment, les sens titillés par le doux parfum des fleurs du jardin, le vol gracieux des papillons, le bruit du vent dans les arbres.... oui, comment mettre en scène et parler du sort terrible des exilés auxquels les riches démocraties ne veulent guère tendre la main ? Les cinq comédiennes, championnes de leur concert théâtral, font fi des frontières de la prospérité, de la compassion et de la solidarité et racontent avec un humour doux-amer la force explosive de l'humanité et la démocratie. Dans ce spectacle je propose un voyage au bout duquel on se retrouve avec nous mêmes, car je ne me sens autorisé à parler de l'autre, que quand je me reconnais dans l’autre.
Notre Europe navigue à la dérive dans une mer d’injustices sociales qui réclame son tribut de naufragés, et dans ce sens, nous sommes, nous aussi, Les Suppliantes. Le jardin met en avant la réflexion, l'humour et la raison. J'ai voulu épargner le spectateur de la juste indignation qui a animé mes premières notes, libre à lui de se former la sienne. Si j'ai évité aussi tous les penchants qui auraient pu faire de ce spectacle une cérémonie larmoyante, je sais en tant qu'auteur, qu'entre les lignes du Jardin courre une brise qui se veut un respectueux hommage.
À Semira Adamu et à Miriam Goldschmidt. Sans doute.
Albeto Garcia Sanchez